Le peintre a deux vies,

l'une expressément prodigue, voire démonstrative, l'autre méditative, vouée au silence intérieur; dualité coïncidente comme le jour et la nuit à la jointure des aurores. J'ai connu Meyer Sarfati investit à vingt ans dans l'abstraction immaculée, malévitchienne, usant volontiers du collage et cherchant à enfouir sous vingt épaisseurs de glacis la teinte juste, l' exacte profondeur si proche du chaos.

Formes et couleurs, géométrie et matière,

les faux contraires gèrent les cônes optiques: la vision photopique un temps déconstruite à la longue se reconstitue autour du visage comme si le temps perdu à défigurer s'était transmué en bel or naïf à force d'impassibilité, tandis que l'austère harmonie des lignes et des plans colorés prend corps et vie avec les années. Le visage humain en flamme, les nus flottant comme algues parmi les filles des eaux, tout deviendra nuées charnelles, flux picturaux entre onirisme chagallien et expressionnisme jugulé évoquant parfois Franz Marc ou le Paul Klee du mythe des fleurs. Cette veine léthéenne, souvent fantomale où semblent revenir des limbes quelque Eurydice ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, s'éloignera dans le deuil blanc d'un certain objectivisme, avec les natures mortes, mieux dites still lifes en anglais: êtres d'immobile silence.

Exercices cézaniens que la couleur outrepasse.

Le cloisonnisme – mot inventé par le critique, et auteur des Lauriers sont coupés, Édouard Dujardin, discret précurseur de James Joyce – évoque Gauguin, Van Gogh ou Louis Anquetin et, bien au-delà, tout ce qui résiste à la vague impressionniste et prolonge la révolution cubiste. Délaissant l'objet circonscrit, captif d'un usage d'école, Meyer Sarfati s'enquiert du détail naturel dans son environnement agreste, le plus souvent forestier, qu'il capte et peint avec une sorte d'appétence, friand de la matière picturale, de la richesse des pigments, comme s'il cherchait la sève ignée du bois à fleur de vitrail. Après ouches et vergers, la forêt offre un mystère substantiel d'ombre et de lumière, de verticalité sculpturale, encore une fois subornée au seul fait pictural par un jeu de cloisonnements rappelant les leçons de chose magrittiennes empreintes d'une sorte d'hyperréalisme lunaire. Je me souviens des vers écrits par l'artiste il y a mille ans: "La pluie boit le rêve des oiseaux (…) La nuit laisse sur ses bords des fantômes aux regards de lune." C'est en poète distancié mais secrètement assidu qu'il brosse ses images palimpsestes constituées d'émotions insituables.

Hubert Haddad